L'article du Gleaner, version papier. |
Voici la traduction de la chronique des Gangs de Jamaïque (la traduction anglaise disponible en e-book) parue dans The Gleaner, le quotidien jamaïcain de référence, le 11 novembre 2013. Gangs of Jamaica? An essential reading!
Un Carnet de route gorgé de corruption,
de violence et de désespoir.
Par
Glenville Ashby, parue dans The
Gleaner le 17/11/2013
Thibault Ehrengardt
signe un livre provocant qui transcende la violence et la folie qui hantent chacune
de ses pages. Il s’agit d’un journalisme d’une précision chirurgicale,
perspicace, très bien renseigné et écrit dans un style d’une brillante
limpidité. Voici comment toutes les histoires devraient être racontées. C’est
brut, incisif, et ça nous entraîne dans les tranchées d’un champ de bataille
urbain.
Gangs of Jamaica, Babylonian Wars, se lit comme le carnet de route de Thibault
Ehrengardt. Ayant eu un accès privilégié au gangs qui défigurent le paysage
jamaïcain, il prend garde à ne pas succomber au sensationnalisme et reste
mesuré dans ses jugements, décrivant adroitement les préjugés vicieux dont
souffrent les membres de la Jamaican Constabulary Force (JCF), institution dont la mission première est de s’opposer aux seigneurs de la
guerre urbains. Mais tandis que ces policiers remplissent leur mission, on se
rappelle la célèbre citation de Friedrich Nietzsche : « Quiconque
lutte contre des monstres devrait prendre garde, dans le combat, à ne pas
devenir monstre lui-même. »
L’arrestation et
l’extradition spectaculaire de Christopher « Dudus » Coke qui eurent
des conséquences néfastes pour le Jamaican Labour Party (JLP) n’ont pas
échappées à l’auteur. Il s’agit d’un instant décisif. C’est aussi la mise
en lumière de la violence jamaïcaine, fruit du mariage sacrilège entre
politiciens arrivistes et criminels de haut vol.
Ici, le crime est le
fruit des politiciens qui ont aligné des quartiers « garnisons » sur
l’échiquier, distribuant de l’argent, des contrats et même des armes à des fins
politiciennes. Il s’agit d’une situation pernicieuse aux deux parties, mise en
place dans les années 70 et qui a proliféré jusqu’au point de non-retour dans
les années 80 et 90. Les « Dons » collectent des impôts, et sont
censés maintenir la paix sociale en échange. Après les deux dernières années,
pendant lesquelles le crime a reculé et où des efforts ont été faits pour
éliminer les éléments véreux de la police, on peut se demander si la civilité
renaîtra un jour en Jamaïque, surtout après le retour au pouvoir du People’s
National Party (PNP) et la chute de Dudus. C’est la question à 64 000 dollars.
L’auteur ne semble pas optimiste outre-mesure. La société jamaïcaine est
violente, le crime systématique et institutionnalisé, dit-il. Dans les années
80, il s’est répandu comme un virus mortel, s’attaquant aux métropoles
américaines où la drogue et les armes ont proliféré grâce aux Gullymen, aux
Yardies et au Shower Posse de Vivian Blake.
The Gangs of Jamaica dépeint une société qui marche sur la tête. La
pauvreté, le désespoir, l’envie, la drogue, la prostitution et les meurtres
créent une véritable catacombe sociale. Quant aux flics véreux et aux
politiciens corrompus, ils ne font qu’asphyxier un peu plus le pays qui
traverse une crise dont il ne devrait pas se relever avant plusieurs années. Non pas que les autorités restent
inactives. Les unités de la Major Organised Crime et de l’Anti-Corruption ont
obtenu quelques victoires en épinglant plusieurs policiers « ripoux » et le PNP a promis
d’assainir la situation. Néanmoins, le scepticisme persiste.
Les forces de police
sont paralysées par un manque de moyens, des membres corrompus et des officiers
souffrant de graves troubles psychologiques induits par une profession sans
pitié. Mais on tombe aussi sur des policiers
dignes de ce nom, comme Sasha ou les Sergents McKenzie et Adams de la
Mobile Reserve.
Les légendaires Trinity
et Renato Adams – les Schwarzeneger de la police -, côtoient puis se confondent avec quelques-uns des pires criminels comme Rico, Ricardo Hilton, Duane Waxteen ou
Dudus. Et, suivant une logique dévoyée, dans ce milieu, « vous n’êtes pas
un star tant que vous n’êtes pas un monstre. » Au milieu de cette guerre, Ehrengardt donne
parole à toutes les parties, y compris au Ministre de la Sécurité Peter Bunting
et au Commissionnaire Owen Ellington. Après plusieurs décennies de lutte, la
Jamaïque porte des cicatrices psychologiques. Et lorsque les policiers et les
Dons se croisent, les M16s, les Glocks, les MP5 et AK 47 crachent la mort
aveuglément. Les résultats ne se font guère attendre, ils sont sanglants. La Jamaïque urbaine est
devenue un laboratoire pour les psychologues criminels, les pédopsychiatres et
autres sociologues.
Ehrengardt tente de remonter
aux origines du crime, et ses efforts paient: le pouvoir politique, l’avarice et le népotisme
ont donné naissance à des monstres incontrôlables mais « si vous créez un
monstre, vous ne vous offusquez pas s’il écrase un ou deux bâtiments. »
Alors que les politiciens ont perdu le contrôle de leurs garnisons, les
affrontements entre gangs ont perdu leurs couleurs politiciennes et seul
l’intérêt de chacun prévaut. La drogue, le trafic d’armes et les extorsions se
généralisent. Même l’homophobie fanatique véhiculée par la musique populaire
est récupérée par des politiciens soi disant éduqués qui n’ont pas d’autre
choix que de suivre le rythme imposé par la rue. Une vision écoeurante et
révoltante de la politique.
L’auteur s’interroge
clairement sur les origines de ce morbide malaise social. Il recueille les
légendes de Trench Town, il explore les mécanismes machiavéliques de la
politique d’Edward Seaga, dont les rapports aux forces occultes rappellent la
figure de Papa Doc en Haïti. Le fameux traité de paix
suivi du One Love Peace Concert, la tentative de meurtre sur Bob Marley ainsi
que la défiance de Peter Tosh qui ne voit dans les traités de paix
qu’hypocrisie, sont aussi détaillés. A bien des égards, Peter Tosh s’est d’ailleurs
avéré un visionnaire.
Curieusement, la
violence est indissociable de la culture musicale. « Bob Marley tabassa
son manager qui était tenu en joue par l’un des amis du chanteur » et
« le défunt Don musical, Gregory Isaacs qui fit plusieurs séjours en
prison pour détention de cocaïne et port illégale d’arme à feu, et qui était
craint des plus braves... était un ami proche de Lester « Jim Brown »
Coke, le père de Dudus. » Le lecteur remonte
jusqu’à la naissance du reggae, peu à peu détourné, saupoudré d’une dimension
violente, au détriment de ses racines contestataires rastafariennes. Il a
perdu, dans le même temps, son aura messianique et sa dimension apocalyptique.
Malheureusement, le dance hall a ajouté un peu de perversion au tout.
Tout au long du livre,
la jeunesse déshumanisée et désespérée de Jamaïque vous scrute. Vous êtes
troublé, votre âme frémit mais vous êtes désarmé. Les enfants sont avalés dans
d’incessants tourbillons de violence au coeur desquels ils deviennent la proie
de chefs de gangs, qui furent eux-mêmes de ces enfants perdus. Le crime a peut-être
reculé à Tivoli Gardens, mais à Spanish Town, fief du One Order et du Clansmen,
la paix n’a jamais été aussi fébrile. Montego Bay, de son côté, est devenue la
capitale des scammers professionnels.
Gangs of Jamaica est un ouvrage gigantesque. Il est fascinant, et il accroche le lecteur
jusqu’au bout. Hélas, il laisse une part d’incertitude et de vive inquiétude.
Si seulement le pronostic social d’Ehrengardt était un tout petit peu plus
optimiste.
Classement de l’ouvrage : essentiel.
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